Actualités du barreau

Tribune collective « Legal privilege : le risque d’un bond en arrière »

Les bâtonniers de 20 des plus grands barreaux de France, représentant plus de 26 000 avocats au total, dénoncent un texte qui sera prochainement débattu à l’Assemblée Nationale et qui prévoit la création d’un droit à la confidentialité pour les consultations rédigées par les juristes d’entreprise à destination de leur direction, aussi appelé « legal privilege ». Selon eux, cette nouvelle disposition, si elle est adoptée, serait un grand bond en arrière pour l’éthique dans les affaires. Le projet de loi de Monsieur le Député Jean TERLIER, a été adopté à une très faible majorité de 4 voix en Commission des lois le 10 avril, et sera examinée par l’Assemblée Nationale en séance publique le 30 avril prochain.

Le texte, qui sera discuté en séance publique le 30 avril par l’Assemblée nationale, relatif à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise, aussi appelé legal privilege, constitue un double piège : pour les entreprises elles-mêmes et pour la démocratie économique.

La proposition de loi de Jean Terlier, député Renaissance du Tarn, qui n’a été adoptée qu’à une très faible majorité de quatre voix en commission des lois le 10 avril, dispose que les consultations que les juristes d’entreprise adressent à leur direction bénéficient de la confidentialité, qu’elles ne puissent être saisies par les autorités administratives et qu’elles restent leur secret face à ceux qui leur demanderaient des comptes devant le juge civil ou commercial.

Le legal privilege n’est pas un enjeu économique
pour les entreprises Françaises

Contrairement aux idées reçues, cette confidentialité n’est pas un enjeu d’attractivité économique. Les entreprises françaises ne sont pas moins attractives que leurs homologues européennes qui en bénéficient. En 2023, la France a été première en Europe en matière d’accueil des investissements étrangers, pour la quatrième année consécutive [3].

Cette confidentialité n’est donc pas un enjeu d’attractivité économique.

Ce texte ne permettra pas non plus de créer un rempart entre les entreprises françaises et les administrations étrangères mais constituera en revanche pour elles un véritable piège.

Ainsi, tout d’abord, le texte amendé prévoit qu’il ne pourra être opposé à l’administration européenne. C’est finalement heureux, puisque la jurisprudence de la CJUE ne l’aurait pas accepté, le juriste d’entreprise n’ayant pas à ses yeux l’indépendance suffisante, compte tenu de leur lien de subordination à l’égard de leur direction, comme tout salarié [4].

Le legal privilege inopposable aux administrations européenne et américaines :
un piège pour les entreprises

La protection ne fonctionnera pas non plus au regard de la jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis [5], qui pose le principe de la reconnaissance du legal privilege entre le juriste et sa direction, ne peut s’appliquer que si son auteur est avocat.

Or, la proposition de loi de M. Terlier de même que les travaux parlementaires fixent comme principe le refus de l’avocat en entreprise (« in-house counsel » en droit américain).

En conséquence, en cas de vote de ce texte le 30 avril, les entreprises françaises se croiront protégées, alors qu’au premier contrôle de l’administration américaine, cette confidentialité leur sera refusée. Le piège se sera refermé sur elles.

Le legal privilege serait aussi un bond en arrière pour l’éthique des affaires.

La confidentialité des consultations juridiques,
un droit à contre-courant à l’ère de la compliance

Les entreprises françaises sont soumises à de nombreuses normes et il leur est maintenant de plus en plus demandé de contrôler elles-mêmes, non seulement leur organisation, afin qu’elles soient plus vertueuses, mais aussi celle de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs. C’est le règne de la compliance », qui permet à l’Etat de leur faire supporter la généralisation du respect de ces règles.

Certains prétendent qu’il faut éviter que les consultations du juriste d’entreprise à sa direction, relevant des dysfonctionnements éthiques, constituent une véritable « auto-incrimination ».

Mais cela ne constituera un risque pour l’entreprise, que si elle n’en n’a tenu aucun compte ou n’est pas en passe de les corriger lors du contrôle de l’administration.

A défaut, elle ne sera pas sanctionnable sur le plan administratif.

Pourtant, cette mesure constitue la création d’un véritable coffre-fort juridique au sein des plus grandes entreprises, peu nombreuses, situées en Ile-de-France essentiellement, qui bénéficient de services juridiques, au détriment des plus petites, des territoires, puisque le texte s’appliquera dans les relations avec les administrations, mais aussi entre les entreprises en matière civile et commerciale et notamment en matière de concurrence déloyale.

La confidentialité des consultations juridiques,
une grande inégalité entre les entreprises.

A l’inefficacité, s’ajoutera ainsi l’inégalité.

Pire, le texte permettra le cas échéant à la direction de lever le secret de manière unilatérale, ce qui à l’extrême, pourra alors permettre de choisir de rendre public tel ou tel document, au détriment d’un autre, sans doute plus gênant.

Elle disposera donc non seulement du coffre, mais aussi de la clef.

L’inconvénient majeur de cette mesure est que, ce faisant, les parquets des procureurs de la République ne pourront plus bénéficier de l’aide précieuse et même devenue indispensable, des autorités administratives françaises pour poursuivre les délits financiers.

La confidentialité des consultations juridiques,
un contre-courant dans la transparence exigée par notre société

Car, ne nous leurrons pas, compte tenu de la faiblesse du budget de la justice, encore récemment raboté, ce sont les administrations qui réalisent les enquêtes et apportent les dossiers aux parquets, lesquels peuvent ensuite poursuivent les infractions économiques.

Accorder la confidentialité des consultations aux juristes d’entreprises, à l’égard des administrations, c’est indirectement, et malgré les vœux pieux, empêcher les poursuites pénales relatives à l’éthique des affaires.

C’est aller à contre-courant de la transparence exigée par notre société, ainsi que de toutes les lois en la matière depuis les lois Sapin.

A n’en pas douter, c’est enfin préparer l’intégration des juristes d’entreprise à la profession d’avocat, alors que cette dernière est très largement majoritairement contre.

Après s’être refermé sur les entreprises, le piège se refermera ainsi sur la profession d’avocat au profit de quelques entreprises privées. Tout le contraire de la démocratie.

Signataires :

  • Alban POUSSET-BOUGÈRE, Bâtonnier et Sara KEBIR, vice Bâtonnier du Barreau de Lyon 
  • Caroline LAVEISSIÈRE, Bâtonnier et Jérôme DELAS, vice-Bâtonnier du Barreau de Bordeaux 
  • Caroline MARTY-DAUDIBERTIERES, Bâtonnier et Thomas NECKEBROECK, vice-Bâtonnier du Barreau de Toulouse 
  • Catherine GLON, Bâtonnier, barreau de Rennes
  • Emmanuel BRANCALEONI, Bâtonnier et Valérie SERRA, vice-Bâtonnier du Barreau de Nice
  • Emmanuel FOLLOPE, Bâtonnier, Barreau de Nantes
  • Isabelle CLANET dit LAMANIT, Bâtonnier et Fabien ARAKELIAN, vice-Bâtonnier, Barreau des Hauts-de-Seine
  • Florent MÉREAU, Bâtonnier, Barreau de Lille
  • Franck GAMBINI, Bâtonnier, Barreau de Grasse
  • Maxime ROSIER, Bâtonnier et Iris CHRISTOL, vice-Bâtonnier du Barreau de Montpellier
  • Mathieu JACQUIER, Bâtonnier, Barreau de Marseille
  • Michèle GIROD-MARC, Bâtonnier, Barreau de Grenoble
  • Monika MAHY-MA-SOMGA, Bâtonnier, Barreau d’Aix-en-Provence
  • Patrick MOUCHET, Bâtonnier, Barreau de Rouen
  • Paule THINES, Bâtonnier et Sendegül ARAS, vice Bâtonnier du Barreau de Strasbourg
  • Olivier FERRI, Bâtonnier, Barreau de Toulon
  • Raphaël MAYET, Bâtonnier, Barreau de Versailles
  • Stéphane ALAIMO, Bâtonnier, Barreau de Val d’Oise
  • Stéphanie CHABAUTY, Bâtonnier, Barreau de Seine-Saint-Denis
  • Yolaine BANCAREL, Bâtonnier, Barreau de Val-de-Marne

[1] La conférence des Cent représente les vingt plus grands barreaux français hors barreau de Paris
[2] L’AG « a une nouvelle fois affirmé, dans sa résolution adoptée à une large majorité, sa ferme opposition à la reconnaissance d’un privilège de confidentialité (legal privilege) couvrant les avis, consultations et correspondances émis par les juristes d’entreprises au sein de celle-ci ».
[3] Source Business France
[4] CJUE, grande chambre, arrêt Akzo Nobel Chemicals, 14 septembre 2010, C-550/07 P [5] US Supreme Court, arrêt Upjohn Co vs United States, 13 janvier 1981, 449 U.S. 383